Hillman Sibyllin / Castellucci Anima

Suite des réflexions pour le Séminaire du 10 janvier 2016 sur l’Orestie de Romeo Castellucci.  En réponse à une note d’Anna Griève.

Sirènes & Sibylles

Festival Mythe et Théâtre 2007

C’est le mot « sibyllin » qui suscite ces réflexions, et qui semble avoir une connotation négative en français: obscur, énigmatique, et souvent, qui essaie de séduire en faisant l’intéressant. Pour ma part j’éprouve une curiosité fascinée pour les Sibylles – et particulièrement pour la Sibylle de Cumes. Nous avons dédié un Festival aux Sirènes et Sibylles en 2007, dans la série Mythes de la Voix. Être sibyllin est donc un compliment ! J’en suis, et Romeo Castellucci aussi. Et James Hillman. La Sibylle de Cumes était d’ailleurs l’une des principales voix et porte-paroles de l’anima païenne. Bienvenue donc dans le cercle sibyllin : j’attends avec impatience votre exposé sur le lien entre l’esprit de la tragédie grecque et les Upanishads ! Mais d’abord retour à Romeo Castellucci :

Note d’Anna Griève:
J’ai laissé de côté mon travail: je suis en train de relire l’Orestie.
Je me suis aussi un peu renseignée sur Bachofen, dont je ne connaissais guère que le nom.
Pendant mon trajet à Paris, je relirai le livre de Hillman sur l’anima!
Ainsi j’espère être un peu préparée à ce que nous allons voir ensemble et au séminaire qui suivra…
J’ai lu des passages des Upanishads, il y a longtemps, et cela m’avait impressionnée, à vrai dire assez de la même façon que les tragédies grecques.
Je dirais: même lorsqu’on a émergé hors du tragique dans un espace de liberté, il s’attache à nous au tréfonds de notre être, et je crois inhumain de vouloir échapper entièrement à sa prise. C’est déjà beaucoup si ce n’est plus une emprise…
Peut-être mes propos sont un peu sibyllins, je ne me rends pas bien compte s’ils sont obscurs ou clairs.
J’avoue que le spectacle de Castellucci me fait un peu peur. Je ne sais pas si j’oserais l’affronter seule.

J’ai décrit Romeo comme un artiste « possédé par anima » – un compliment, surtout vu l’usage qu’il en fait. Dans la pop psychologie néo-junguienne cette possession décrirait un monsieur qui ne peut pas contrôler ses états d’âme (anima), ni même admettre ses comportements irrationnels : c’est madame qui en fait les frais au petit déjeuner. Je relis le livre de James Hillman, Anima – An Anatomy of a Personified Notion, un livre de chevet (très drôle par endroits!), cherchant des passages pour étayer l’usage que je fais de cette « notion personnifiée » dans mes réflexions sur Castellucci, et plus généralement dans l’art.

Voici deux extraits du livre de Hillman particulièrement explicites. Dans ce type de traduction, je préfère rester assez littéral pour que le lecteur saisisse le ton et le contenu militant même si c’est parfois aux dépens de l’élégance de son écriture. Ce sont deux passages qui décrivent l’« anatomie » métapsychologique de l’anima en tant que notion personnifiée, c’est-à-dire en tant que figure mythologique.

Premier extrait. James Hillman, ANIMA – P. 67-69

«L’anima … est un ‘facteur’ au sens propre du mot. L’homme ne peut la fabriquer; au contraire, elle est toujours l’élément donné a priori dans ses humeurs, ses réactions, ses impulsions, et tout ce qui est spontané dans la vie psychique. Elle est quelque chose qui a une vie propre, qui nous fait vivre; elle est une vie derrière la conscience qui ne peut pas être complètement intégrée avec elle, mais à partir de laquelle, au contraire, émerge la conscience » (C.J. Jung, CW 9, I, n ° 57).

Le fait d’envisager l’anima comme la vie derrière la conscience, à partir de laquelle la conscience émerge, approfondit notre compréhension de son étrange expressivité, dans les images, dans les émotions, et dans les symptômes. Elle se projette dans la conscience à travers l’expression; l’expression est son art, que ce soit grâce à son extraordinaire habileté pour la formation de symptômes et de « tableaux » cliniques qu’à travers ses artifices d’envoûtements anima. La sagesse que Sophia confère est une façon de voir sophically « sophiquement » cette expressivité, de voir l’art dans le symptôme.

L’anima n’est pas ici une projection, elle est le projecteur. Notre conscience est en fait le résultat de sa vie psychique préalable. Anima devient ainsi le (trans)porteur primordial de la psyché, ou l’archétype de la psyché elle-même.

Deuxième extrait. James Hillman, ANIMA – P. 141 143 145

… L’analyse des rêves nous apporte une connaissance des rêves – pas de la vie, ni du destin ou de la mort. L’analyse des rêves ne rend pas l’inconscient conscient; il déplace seulement les illusions, offrant une nouvelle opportunité pour « voir à travers ».

La conscience anima se cramponne à l’inconscience, tout comme les nymphes s’accrochent à la densité boisée de leurs arbres, ou comme les échos refusent de quitter leurs grottes. Il s’agit d’une conscience par attachement, qui, comme un petit oiseau, se pose sur le dos de la prima materia, avec une petite voix : il bougeotte dans le bourbier de nos bêtises ; ainsi, notre chance d’une plus grande conscience anima se trouve là, à l’endroit même où nous sommes le plus inconsciemment impliqués. Par conséquent, j’ai mis l’emphase sur les potins, les ressentiments mesquins, les besoins nécessiteux, les tendances kitsch, la médisance, les vieux comptes à régler, et les bouderies. Non pas parce que ces aspects se rapportent à des sentiments d’infériorité de l’anima ou à une féminité inférieure. Pas du tout. Ces états d’attachement intense sont imbus de prima materia, offrant le meilleur terrain pour acquérir une perspicacité anima.

Une conscience anima non seulement relativise la conscience de l’ego, mais relativise aussi l’idée même de conscience. Nous ne savons plus alors quand nous sommes psychologiquement conscients ou inconscients. Et même cette discrimination fondamentale, si importante pour le complexe-ego, devient ambiguë. L’ego aura tendance à considérer la conscience anima comme évasive, vague et capricieuse. Ces mots décrivent en fait une conscience qui fait la médiation avec l’inconnu, qui est consciente de son inconscience et donc, qui reflète vraiment la réalité psychique.

Réalité psychique, conscience anima, soul-making (manufacture de l’âme) – être aux prises avec n’importe laquelle de ces notions nous engage avec autrui. Soul-making fait appel à la conscience de l’anima, qui est l’archétype de l’âme et de la réalité psychique. Mais nous ne pouvons comprendre ce qu’on entend par «réalité psychique» ou « soul-making » que dans la mesure où anima nous le permet : et nous ne pouvons la suivre que jusqu’où notre compréhension de la notion d’ « anima », ainsi que celles d’ «âme» et de «psyché», nous le permettent. En d’autres termes, tout comme une intelligence psychologique nécessite la conscience anima, la conscience anima exige de l’intelligence psychologique. L’âme demande à être comprise. La compréhension psychologique se compose donc de deux constituants interpénétrés, psyché et logos, âme et intellect.

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C’est dans ce dernier paragraphe que j’entends particulièrement la voix sibylline de Hillman à l’œuvre, notamment dans cette longue phrase en boucle, style Catch 22, que je paraphrase : tu ne peux saisir la réalité de l’anima que si l’anima te le permet – et tu n’obtiendras sa permission que si tu saisis sa réalité… C’est donc là le travail ! Comment faire ? En transposant la question à la création artistique, dans ce cas à Romeo Castellucci, je vois la qualité de son travail dans ses transactions avec anima – anima personnelle, et anima « cosmique », anima mundi, ou si l’on préfère, anima « anthropologique ». Je dirais aussi qu’il donne à anima suffisamment d’information, d’études, « d’intelligence psychologique », d’amour peut-être aussi ou en tout cas de dédicace, pour obtenir sa permission (inspiration, caprice, duende, nécessité aussi…) et oser les images et les raccourcis qu’il met en scène et qui sont les équivalents transformés, travaillés, sublimés des passages à l’acte irrationnels et disparates du monsieur « possédé » au petit déjeuner. Pourquoi au petit déjeuner ? Très probablement parce qu’il sort d’une nuit hantée de sibylles et de sirènes qui ne vont pas le lâcher de sitôt et qui vont distordre son comportement et ses images, qui seront peut-être « surréalistes » mais sans grand art et sans qu’il puisse lui-même les assumer et comprendre (« L’âme demande à être comprise »).

Un mot pour finir sur une phrase qui laisse probablement beaucoup d’entre nous perplexes: « …la conscience de l’anima, qui est l’archétype de l’âme et de la réalité psychique. » J’ai souvent dit que l’on devrait avoir le courage maintenant de parler de dieux et de déesses au lieu d’utiliser le terme « archétype ». La phrase dirait alors: « anima est la déesse de l’âme et de la réalité psychique ». Nous parlons donc d’une figure et de réalités mythologiques. Peter Kingsley demanderait: il y en a-t-il une autre ? Il a écrit un livre-défi dont le titre est REALITY et qui sera présent dans nos futurs séminaires.

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