Kiefer, Pedraza, Beuys, Poutin

J’entame un article sur le peintre allemand Anselm Kiefer, sur qui j’ai déjà et souvent écrit, suite cette fois à son exposition au Grand Palais Éphémère à Paris (littéralement un Grand Palais démontable !), et à l’annonce récente de la publication d’une « évaluation critique » de son œuvre par le philosophe et critique Éric Valentin. Cette courte chronique tient lieu de promesse et préface. J’attends de lire le livre d’Éric Valentin avant de me lancer à nouveau dans des réflexions de fond sur Kiefer. Je découvre aussi que Valentin a écrit un autre livre, un peu plus ancien (et qui semble nettement plus élogieux), sur Joseph Beuys, qui fut l’un des professeurs de Kiefer (qui, lui, a pratiquement le même âge que moi…) Beuys eut un énorme impact sur mes études de Beaux Arts (trois années, dont 1968, à la Chelsea School of Art, à Londres.) Il fut l’un des « rois mages » de mon éducation artistique, avec Carlos Castaneda, Bob Dylan et aussi Gilbert and George.

Voici l’annonce du livre d’Eric Valentin aux Editions Harmattan : Anselm Kiefer / Une Évaluation Critique.

« Dans cet ouvrage, le talent de Kiefer n’est pas en cause. Il convient cependant d’évaluer ses œuvres, son interprétation du nazisme, son esthétique, ses choix religieux et de questionner sa fascination pour la mort. L’un de ses mérites est d’avoir interrogé l’histoire de la culture allemande et son implication le nazisme. L’importance de la poésie de Celan et Bachmann dans ses tableaux le conduit à relayer la mémoire de la Shoah. Toutefois, Kiefer est un postmoderne réactionnaire, hostile aux avant-gardes et à la modernité des Lumières. Il réhabilite un art religieux. Sa religiosité néo-romantique n’en fait pas un mystique. Elle est conservatrice, amorale et apolitique. Sa traduction de la kabbale juive est anthropomorphe et dénature la transcendance du Dieu caché juif. Sa conception de l’art, originale, est mystificatrice. Les aspects macabres de son œuvre font signe vers une secrète glorification de la mort. »

La critique est forte, et même très forte. Je suis allé voir l’exposition de Kiefer en compagnie de Linda Wise, lors de l’un des rares interludes que lui permettait son traitement en chimiothérapie. La confrontation avec Kiefer ne fut donc pas à la légère, et je concorde avec elle (aujourd’hui, et après cette visite) sur certains points mentionnés par Valentin, en termes de: « Que peut Kiefer nous offrir à présent, maintenant qu’il a atteint cette maxi-renommée et maxi-monumentalité (funéraire ?), avec le retour en boucle sur les mêmes icônes et les mêmes thématiques auxquelles Valentin fait allusion? » Si ses tableaux sont les plus monumentaux que j’aie vus (certainement par leur taille), ils sont à l’échelle du génie pictural et artisanal de Kiefer, et de la tâche qu’il se donne mytho-poétiquement parlant. Je demeure donc sur mes gardes sur ce qu’écrit Valentin dans son annonce, surtout lorsqu’il écrit que « Kiefer est un postmoderne réactionnaire, hostile aux avant-gardes et à la modernité des Lumières ». Que dirait-il de la mouvance de réhabilitation de la magie (« contre Levi-Strauss ») chez Xavier Papaïs, ou de ma sympathie envers le statut anthropologique de la superstition, notamment dans les avant-gardes performatives contemporaines ?

Je pense aussi au livre de Rafael Lopez-Pedraza, 1996 : Anselm Kiefer : The Psychology of « After the Catastrophe », livre que je dois relire, et que j’ai qualifié à l’époque comme étant peut-être le plus « sérieux » que j’aie lu – et justement parce qu’il aborde, lui aussi et frontalement, les thèmes critiques que Valentin énumère. Lopez-Pedraza a écrit l’un des livres fondateurs de Panthéâtre : Hermès et ses Enfants (Dans la Psychothérapie – sous-titre ajouté dans la traduction française.) Je l’ai bien connu ; il est venu voir et discuter mon travail à Malérargues (dans le Gard) en 1983 ; il faisait une halte en route vers Jérusalem pour le 9e Congrès International de Psychologie Analytique. Lopez-Pedraza était donc un psychothérapeute junguien, et, si l’on prend en compte le fait que C.G. Jung a été taxé d’antisémitisme, surtout en France, se congréer à Jérusalem était une forte gageure pour les junguiens. La conférence de Lopez-Pedraza a porté sur l’archétype de La Vierge, et sur la confrontation entre la virginité raciale hitlérienne et la virginité socio-culturelle juive. Il était cubain et arborait haut et fort son métissage baroque. A relire aussi, l’essai de Carl Jung qui s’intitule, en fait, « After the Catastrophe », auquel Lopez-Pedraza se réfère dans le titre de son livre sur Kiefer.

L’autre livre à revisiter est Les Trois Corbeaux / Ou la Science du Mal dans les Comptes Merveilleux, Éditions Imago, 2010, par Anne Griève, une collaboratrice assidue et intense de Panthéâtre, suite à la publication de son livre. J’ai qualifié Anna Griève de professeur de dramaturgie éthique. Elle nous a malheureusement quitté en février 2021. Elle aussi était « junguienne », mais elle fait la critique peut-être la plus perspicace du jugement porté par le jeune Jung sur Hitler : que sa thérapie pouvait être capable de transformer Hitler. Déni total d’Anna Griève dans la conclusion de son livre : le Mal Radical n’est pas transformable.

Et j’ai bien peur qu’à présent nous avons à faire à une figure similaire chez Vladimir Poutin – et qu’il faille, là aussi, lutter de façon « radicale » contre lui.

EP. Paris, le 9 mars 2022.

Note 1 : Deux livres m’ont, pour ainsi dire, donné la permission d’entreprendre un spectacle sur Hitler en 2013. Götz Aly, L’Utopie Nazie : Comment Hitler a acheté les Allemands : Le III Reich, une dictature au service du peuple. Et le livre d’Anna Griève.

Note 2 : J’étais retourné à la peinture à cette époque. Ci-joints, deux tableaux incorporant des photos prises par le photographe Richard Bruston. Lui et le pianiste Pierre-François Blanchard m’accompagnaient sur scène. Les deux tableaux ont pour titre « Les Trésors d’Ukraine », référence à la façon dont les armées de Hitler ont saccagé l’Ukraine…

Voir : vidéo de Hitler, Une étude performance. Enrique Pardo, 2013.

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Kiefer, Pedraza, Beuys, Putin

J’entame un article sur le peintre allemand Anselm Kiefer, sur qui j’ai déjà et souvent écrit, suite cette fois à son exposition au Grand Palais Éphémère à Paris (littéralement un Grand Palais démontable !), et à l’annonce récente de la publication d’une « évaluation critique » de son œuvre par le philosophe et critique Éric Valentin. Cette courte chronique tient lieu de promesse et préface. J’attends de lire le livre d’Éric Valentin avant de me lancer à nouveau dans des réflexions de fond sur Kiefer. Je découvre aussi que Valentin a écrit un autre livre, un peu plus ancien (et qui semble nettement plus élogieux), sur Joseph Beuys, qui fut l’un des professeurs de Kiefer (qui, lui, a pratiquement le même âge que moi…) Beuys eut un énorme impact sur mes études de Beaux Arts (trois années, dont 1968, à la Chelsea School of Art, à Londres.) Il fut l’un des « rois mages » de mon éducation artistique, avec Carlos Castaneda, Bob Dylan et aussi Gilbert and George.

Voici l’annonce du livre d’Eric Valentin aux Editions Harmattan : Anselm Kiefer / Une Évaluation Critique.

La critique est forte, et même très forte. Je suis allé voir l’exposition de Kiefer en compagnie de Linda Wise, lors de l’un des rares interludes que lui permettait son traitement en chimiothérapie. La confrontation avec Kiefer ne fut donc pas à la légère, et je concorde avec elle (aujourd’hui, et après cette visite) sur certains points mentionnés par Valentin, en termes de: « Que peut Kiefer nous offrir à présent, maintenant qu’il a atteint cette maxi-renommée et maxi-monumentalité (funéraire ?), avec le retour en boucle sur les mêmes icônes et les mêmes thématiques auxquelles Valentin fait allusion? » Si ses tableaux sont les plus monumentaux que j’aie vu (certainement par leur taille), ils sont à l’échelle du génie pictural et artisanal de Kiefer, et de la tâche qu’il se donne mytho-poétiquement parlant. Je demeure donc sur mes gardes sur ce qu’écrit Valentin dans son annonce, surtout lorsqu’il écrit que « Kiefer est un postmoderne réactionnaire, hostile aux avant-gardes et à la modernité des Lumières ». Que dirait-il de la mouvance de réhabilitation de la magie (« contre Levi-Strauss ») chez Xavier Papaïs, ou de ma sympathie envers le statut anthropologique de la superstition, notamment dans les avant-gardes performatives contemporaines ?

« Dans cet ouvrage, le talent de Kiefer n’est pas en cause. Il convient cependant d’évaluer ses œuvres, son interprétation du nazisme, son esthétique, ses choix religieux et de questionner sa fascination pour la mort. L’un de ses mérites est d’avoir interrogé l’histoire de la culture allemande et son implication le nazisme. L’importance de la poésie de Celan et Bachmann dans ses tableaux le conduit à relayer la mémoire de la Shoah. Toutefois, Kiefer est un postmoderne réactionnaire, hostile aux avant-gardes et à la modernité des Lumières. Il réhabilite un art religieux. Sa religiosité néo-romantique n’en fait pas un mystique. Elle est conservatrice, amorale et apolitique. Sa traduction de la kabbale juive est anthropomorphe et dénature la transcendance du Dieu caché juif. Sa conception de l’art, originale, est mystificatrice. Les aspects macabres de son œuvre font signe vers une secrète glorification de la mort. »

Je pense aussi au livre de Rafael Lopez-Pedraza, 1996 : Anselm Kiefer : The Psychology of « After the Catastrophe », livre que je dois relire, et que j’ai qualifié à l’époque comme étant peut-être le plus « sérieux » que j’aie lu – et justement parce qu’il aborde, lui aussi et frontalement, les thèmes critiques que Valentin énumère. Lopez-Pedraza a écrit l’un des livres fondateurs de Panthéâtre : Hermès et ses Enfants (Dans la Psychothérapie – sous-titre ajouté dans la traduction française.) Je l’ai bien connu ; il est venu voir et discuter mon travail à Malérargues (dans le Gard) en 1983 ; il faisait une halte en route vers Jérusalem pour le 9e Congrès International de Psychologie Analytique. Lopez-Pedraza était donc un psychothérapeute junguien, et, si l’on prend en compte le fait que C.G. Jung a été taxé d’antisémitisme, surtout en France, se congréer à Jérusalem était une forte gageure pour les junguiens. La conférence de Lopez-Pedraza a porté sur l’archétype de La Vierge, et sur la confrontation entre la virginité raciale hitlérienne et la virginité socio-culturelle juive. Il était cubain et arborait haut et fort son métissage baroque. A relire aussi, l’essai de Carl Jung qui s’intitule, en fait, « After the Catastrophe », auquel Lopez-Pedraza se réfère dans le titre de son livre sur Kiefer.

L’autre livre à revisiter est Les Trois Corbeaux / Ou la Science du Mal dans les Comptes Merveilleux, Éditions Imago, 2010, par Anne Griève, une collaboratrice assidue et intense de Panthéâtre, suite à la publication de son livre. J’ai qualifié Anna Griève de professeur de dramaturgie éthique. Elle nous a malheureusement quitté en février 2021. Elle aussi était « junguienne », mais elle fait la critique peut-être la plus perspicace du jugement porté par le jeune Jung sur Hitler : que sa thérapie pouvait être capable de transformer Hitler. Déni total d’Anna Griève dans la conclusion de son livre : le Mal Radical n’est pas transformable.

Et j’ai bien peur qu’à présent nous avons à faire à une figure similaire chez Vladimir Poutin – et qu’il faille, là aussi, lutter de façon « radicale » contre lui.

EP. Paris, le 9 mars 2022.

Note 1 : Deux livres m’ont, pour ainsi dire, donné la permission d’entreprendre un spectacle sur Hitler en 2013. Götz Aly, L’Utopie Nazie : Comment Hitler a acheté les Allemands : Le III Reich, une dictature au service du peuple. Et le livre d’Anna Griève.

Note 2 : J’étais retourné à la peinture à cette époque. Ci-joints, deux tableaux incorporant des photos prises par le photographe Richard Bruston. Lui et le pianiste Pierre-François Blanchard m’accompagnaient sur scène. Les deux tableaux ont pour titre « Les Trésors d’Ukraine », référence à la façon dont les armées de Hitler ont saccagé l’Ukraine…

Voir : vidéo de Hitler, Une étude performance. Enrique Pardo, 2013.

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