Une Grenade Psy

Grenade de et par Véronique Taconet
Mise en scène par Linda Wise

Présenté le 21 juin 2019 à Malérargues, Centre Roy Hart
Dans le cadre du Festival Mythe et Théâtre 2019

Grenade est un bijou théâtral, conçu, écrit et joué par Véronique Taconet, mis en scène par Linda Wise. Je pourrais dire que j’ai ‘adoré’ cette performance, et que j’aurais pu garder égoïstement pour moi le plaisir qu’il m’a procuré. J’ai opté pour partager par écrit mon appréciation à la fois sensuelle et intellectuelle pour ce que j’ai qualifié de «Bijou Psy», et rendre explicite cette appréciation en la mettant notamment en rapport avec l’intérêt que je porte en ce moment envers « Les Politiques de la Spiritualité ». Je cite là le titre d’un article de J. Brent Crosson[1], anthropologue américain, spécialiste de la diaspora africaine dans les Caraïbes – et qui écrit notamment sur le statut politique de ce qu’on appelle la superstition et les spiritualités non-religieuses. S’il s’agit donc, avec Grenade, d’un bijou théâtral, c’est aussi parce qu’il ouvre des perspectives en tant que bijou psy. (Il était aussi, dans sa simplicité, ‘techniquement’ parfait – dans le plus bel esprit d’un Théâtre Pauvre.)

[1] J. Brent Crosson, professeur d’Anthropologie et Religious Studies à l’Université du Texas à Austin. LIEN

Véronique s’aventure dans une rétrospective autobiographique, jouée en solo, dans un décor et un éclairage limpidement simple – juste le luxe de quatre longs voiles en soie, sable, ocre et doré, plus légers que des plumes et qui font une danse finale absolument exquise. On entend deux ou trois enregistrements musicaux, dont Help ! des Beatles, et O del mio dolce amor, chanté par Teresa Berganza. Avec ces deux titres déjà l’on pourrait deviner de quoi il s’agit : « … mon propre parcours, ma rencontre avec la folie, à la lumière d’autres folies de femmes de ma lignée. » Le propos est donc « psy », et douloureusement psychiatrique par moments. Le plaisir « psy » se niche – certainement en ce qui me concerne – dans la qualité du ton et du tact avec lesquels elle traite ces folies qui ont emporté sa mère, sa grand-mère, d’autres femmes de sa « lignée », et qu’elle a elle-même traversé. C’est un travail qui relie, avec grande délicatesse et humour, folie et fantaisie.

Véronique a fait partie de la toute première troupe-groupe de Panthéâtre, au milieu des années 1980. Elle s’est, par la suite, mariée et a eu un garçon, aujourd’hui danseur. Là voilà, plus de trente ans plus tard. A l’époque, elle avait déjà monté un solo avec Linda Wise, basé sur Le Cantique des Cantiques. Grenade en est une éclosion en pleine maturité ; une éclosion qui rend explicite le halètement, parfois panique, et les hallucinations, parfois mystiques, qui la transportaient. Sa performance a pris un extraordinaire relief, pris entre ombres et lumières. A l’époque, l’un de mes meilleurs amis était le psychanalyste américain Paul Kugler, qui nous a même accompagné lors d’une tournée en Sicile[1]. Paul Kugler remarquait à quel point cette veine, cette faille psychique chez Véronique était source de génie et de personnalité dans sa performance.

La psychologie n’a pas (ou, n’avait pas) bonne presse dans la pensée critique théâtrale. Ni chez les artistes, qui n’appréciaient pas de se sentir ‘analysés’, ‘expliqués’, voire ‘réduits’ ; ni chez les critiques, qui voyaient dans la psychologie (parfois à juste titre) un réduction des dimensions poétiques du jeu narratif et de la complexité des images. Par ailleurs, je ne suis pas non plus un inconditionnel des tendances autobiographiques dans la création contemporaine, souvent se voulant ‘psy’, ni de ses arropamientos, ses habillages de sincérité, de vérité, de découverte de soi, qui vont parfois jusqu’à l’anti-théâtralité, voire qui se rallient aux traditions millénaires de la haine du théâtre pour cause d’artifice. En invoquant ‘Psy’ je fais appel aux dimensions culturelles de la psychologie, de la pensée psychanalytique dite « des profondeurs », surtout lorsqu’elles lèvent les yeux et contemplent les horizons de l’imagination.

Au commencement de Grenade, une fois Véronique descendue de la fenêtre où elle était assise et nous attendait, elle s’est mise à nous parler. J’ai été frappé par le ton sur lequel elle le faisait ; j’étais même un peu inquiet par sa forme rhétorique, du côté, justement, du « cantique » et d’un optimiste romantique ‘illuminé’, et, pour tout dire, haletant (encore ce mot) d’une espérance éternellement jeune, dangereusement jeune. Cette tonalité s’est ensuite dissipée et un grand éventail de voix est apparu, dont celle, mûre et très ‘femme’, de la comédienne danseuse aux cheveux blancs que nous avions devant nous. A sa façon de commencer, il y avait danger, c’est du moins ce que j’ai ressenti, de minauderie religieuse ; c’est un point très important, surtout dans son cas car Véronique a grandi dans un milieu très catholique, de grande bourgeoisie française. Je dirais, pour autant que je sache, qu’il y a eu autant de folie chez les « femmes de sa lignée », qu’il y a eu, chez les hommes « de sa lignée », d’ingénieurs polytechniciens !

Le Cantique des Cantiques est un poème pastoral dont l’inclusion dans la Bible tient de la sérendipité – le hasard heureux – notion qui a été au centre du travail et des discussions lors du Festival Mythe et Théâtre 2019, dont le thème était LUCK, la chance, et où Grenade fut présenté. Le coup de chance, le coup de sérendipité, tient à la façon dont ce cantique s’est faufilé et a voyagé dans la Bible. Ses origines sont dans la grande tradition érotico-pastorale de l’Arabie pré-islamique, où apparaît, par exemple, la reine de Saba, tradition d’un érotisme hautement raffiné, et exalté, et qui passe, notamment chez les catholiques, pour une allégorie mystique du mariage entre le Christ et son Église. D’ailleurs, le choix et l’usage que Véronique Taconet en fait tient de cette sérendipité. Il y a, chez elle, dans cette performance, un aspect « voyageur clandestin » (Sinbad pourrait être son frère). Voire même une folie clandestine.

J’ai dit un peu plus haut que j’ai ressenti un danger « de minauderie religieuse » au début de Grenade. Je suis allé chercher ce mot dans Wikipedia et de fil en aiguille je suis tombé sur un article dans le journal catholique français, La Croix, dont le titre était : « La mondanité spirituelle, un narcissisme chrétien »,  article qui fait le point sur ce qui semble être l’ennemi numéro un du présent pape François, et donc l’ennemi numéro un de ‘son’ église catholique : « ceux qui minaudent avec la spiritualité ». Le résumé: « La mondanité spirituelle, un narcissisme chrétien. Comprise comme la recherche de soi, cette attitude est le principal péril de l’Église, selon le pape François. Le Carême est l’occasion de lutter contre cette tentation. » J’ai sursauté ! VOIR L’ARTICLE (il vaut le détour !) Tous les fils ‘psychiques’ du festival s’y croisent à vif, même ceux, plutôt incandescents, de ma réponse très adverse à la présentation qu’Anne Griève fit de C.G. Jung : « Comment Jung devint Jung ». La première de ses deux conférences s’intitulait : « L’enfant et le daïmon » (dimanche 23 juin 2019). La deuxième, le vendredi 28 juin, avait comme titre « Le fruit de la nature : Le Symbôle ».

Le pape fustige donc « ceux qui minaudent avec la spiritualité ». Pour être très direct, pratiquement sous forme de court-circuit, je dirais, en accord sur ce point avec Anna Griève, je pense, que le principal instigateur et coupable de ces ‘minauderies’ vient à être C.G. Jung, qui est à l’origine moderne et New Age de « la recherche de soi ». Il aurait remplacé Dieu par le Soi…  Jung, du coup, devient l’ennemi numéro un de l’Eglise Catholique du pape François. Et c’est très bien vu par le pape argentin (qui a consulté une psychanalyste en Argentine du temps de la dictature). L’auteur de l’article de La Croix a l’air même un peu surpris par la véhémence du pape sur ce point, et comme pris au dépourvu. Je ne pense cependant pas un instant que Jung s’en tient là, et certainement pas à une « minauderie spirituelle ». Je pense que Jung ouvre grand les portes des spiritualités non-chrétiennes, non-monothéistes – ou plutôt, qu’il a refusé de les exclure, et de s’incliner ainsi devant un scientisme clinique et rationaliste – ou soi-disant transcendantal. Il y a, en fait, une forte problématique lorsque les propositions de Jung sont utilisées pour remplacer la religiosité chrétienne tout en gardant le modèle de spiritualité proposé par les religions du livre. C’est faire de Jung un Christ moderne et laïc, un saint gnostique. Ce sont ces territoires-là, dont surtout ceux de la pensée post-colonialiste sur la question des spiritualités, vers lesquels je souhaite me tourner lors du festival 2020 en proposant comme thème la SUPERSTITION. Toute forme de spiritualité non-biblique, puis, ensuite, non-scientifique, est déclarée fausse et superstitieuse. Rappelons au passage que la réforme protestante s’est faite en grande partie en traitant les catholiques de superstitieux : adorateurs d’images et de faux rituels. Hmmm, théâtre chorégraphique?

Retour, pour finir, à Grenade et à Véronique Taconet. Quelles inférences critiques et pratiques tirer de ces réflexions ? En quoi pourraient-elles l’aider à renforcer Grenade et son propos ? C’est délicat de parler de force (de « renforcer ») car, à beaucoup d’égards, la beauté de son spectacle tient de la fleur de délicatesse, éthérée et évanescente. Je me risque à faire une suggestion : il me manque une empoignade dans Grenade, une empoignade philosophique, voire politique. Cette « poigne », serait-elle la contrepartie des minauderies ? Je connais Véronique et je sais qu’elle a, en fait, une ‘sacrée’ poigne – faite de détermination, d’intégrité et de fierté. Une empoignade serait une altercation où l’on verrait l’ardeur, la fureur, la colère, capables d’en venir aux mains, aux poignets (empoigne), presque aux poings. Et ceci sans tomber trop vite dans des divisions masculin / féminin. Comment peut-elle révéler le fond militant de son cas, et prendre position ? Je reviens, encore une fois, à mon adage : « si tu trouves ta place – (ici : si tu prends position) – tu trouveras ta voix. » Une grenade, comme nous le savons tous, est aussi un petit engin explosif, mortel, vicieux même. Ici, il s’agirait plutôt de secouer l’arbuste à grenades, et d’envoyer paître les minauderies et les grenades guerrières… D’ailleurs, Le Cantique des Cantiques a recours souvent aux minauderies d’Aphrodite ; « ma biche, ma colombe », et d’autres perles du langage des amoureux. Où et comment faire un tel acte d’Aphrodite militante ? Je dirais : là où Véronique en aurait ‘marre’ de son personnage et de ses minauderies. Comment le faire ? Pas par le cri. À la fin du spectacle : elle pousse un cri strident qui est un mélange de clôture, de fuite, de désespoir même. Non : en ce qui me concerne, elle doit le faire par la parole : « Bon, maintenant je vais vous dire ce que j’en pense… », et là, oui, il peut y avoir une empoignade féminin / masculin.

[1] La troupe de cette tournée, organisée par Patrizia d’Antona, incluait Véronique Taconet, Linda Wise, Haim Isaacs, Venice Manley, Analisa del Pra, Patrick Iversen, Bert van Dijk, Toni, Brenda Clark, Maria Fernandez, Johannes Theron et d’autres artistes.

Une réflexion sur “Une Grenade Psy

  1. Jung, Enrique et moi, Anna

    Fin juin 2019 eut lieu à Malérargues, dans le cadre du Festival Mythe et Théâtre, la lecture d’un texte tiré de l’autobiographie de Jung : le récit d’une expérience qu’il fit à l’âge de onze-douze ans.

    A cette lecture, Enrique vit rouge.

    « Ce récit, assena-t-il, n’a aucune valeur littéraire. »

    Colère concentrée, yeux étincelants, mépris virulent : le récit était disqualifié, déclaré nul et non avenu – non advenu, ou plus exactement, comme dit la Bible, « rayé du nombre des vivants. »

    Condamnation sans appel – et sans fondement.

    Car enfin, pourquoi ce récit devrait-il avoir une valeur littéraire ??

    Il y a, en effet, récit et récit.
    Il y a les récits fictionnels. De ceux-là on est en droit d’attendre qu’ils aient une valeur littéraire, c’est-à-dire une qualité artistique. S’ils n’en ont pas, ils n’ont pas d’intérêt, ils ne sont rien. Les contes merveilleux, par exemple, ont cette valeur littéraire, ce sont des œuvres d’art, avec cette densité de réalité, de sens, qui fait l’œuvre d’art.
    Et il y a les récits non fictionnels, récits d’événements qui ont eu lieu, en tel endroit, à tel moment, ou récits d’expériences personnelles. Leurs auteurs visent à faire connaître à d’autres hommes ce qu’ils ont appris ou vécu et qui leur paraît mériter le partage. C’est le cas de Jung (et des autobiographies en général, hors cas d’autofiction). Ils racontent au plus près de leurs souvenirs, qui peuvent bien sûr être plus ou moins exacts, plus ou moins interprétés, écrits avec plus ou moins de talent, sans que leurs récits deviennent pour autant fictionnels et puissent être ressentis comme des œuvres d’art.

    Ces récits ont eux aussi la capacité d’intéresser, de passionner, de bouleverser. Est-ce donc à cause de leur valeur littéraire que nous lisons les récits des historiens, ou que nous poignent les récits des migrants, ceux des survivants d’un massacre ? Il n’en va pas autrement des
    récits d’expériences tout intérieures, de nature purement psychique, comme le récit en question de Jung.

    Stigmatiser ces récits d’expériences intérieures, les juger d’emblée indignes d’attention parce qu’ils sont sans valeur littéraire est donc tout à fait inapproprié. Enrique, manifestement, ressent l’intérêt qu’on leur porte comme un outrage à l’art, et donc à l’artiste qu’il est. D’où, comme il l’écrit lui-même avec une évidente autosatisfaction, « l’incandescence » de sa réaction. Mais ces récits n’essaient pas de se faire passer pour de l’art, l’art n’est pas menacé par eux, mis en danger par eux. Il n’a pas besoin, contre eux, d’un chevalier blanc.

    Si l’on juge d’emblée indignes d’intérêt les récits sans valeur littéraire, alors il ne faut pas inviter Jung – car c’est Enrique qui a proposé de parler de Jung. Or, Jung n’est pas un artiste, mais un explorateur des phénomènes de l’âme, et en particulier de ces phénomènes que l’on qualifie, en général avec désapprobation et même dérision, de « mystiques », laissant ainsi entendre que ce sont des expériences nébuleuses, illusoires, inventées par des esprits faibles ou des malades (et bien sûr cela existe, le discernement est ici nécessaire). Elles sont d’autant plus exposées à ce déni d’existence qu’étant de nature purement psychique, elles ont lieu sans témoins, dans l’intériorité la plus intime, et ne laissent aucune trace concrète, en dehors du récit qui en est fait.

    Comme on ne peut nier l’existence même de ces récits, on s’applique à leur dénier toute substance, toute consistance, et l’on fait pour cela feu de tout bois : ainsi le récit de Jung se trouve-t-il réduit par Enrique aux « visions d’un enfant » – comme si un enfant ne pouvait pas avoir de grandes expériences intérieures, et comme si le jeune Jung ne se comportait pas, face à ce qui l’assaille, avec un sens de sa responsabilité que pourrait lui envier bien des adultes). « Visions d’un enfant » donc, « relues par un vieil homme de plus de quatre-vingts ans » (comme si Jung avait donné des signes de ramollissement cérébral), et rédigées, pour comble, par une secrétaire, Aniela Jaffé, dont on a (et cela est vrai) des raisons de « mettre en doute » la fidélité scrupuleuse aux enregistrements à partir desquels elle travaillait…

    Ce sont là, non des arguments contre la consistance intrinsèque du texte, mais les faibles étais, extérieurs au texte, d’un rejet principiel de ce genre d’expériences, de ce genre de récits.

    Qu’est-ce donc finalement que Enrique rejette avec tant de violence, toute la violence d’une allergie ?

    Cette réponse arrive tard, sa nécessité ne m’étant apparue que lentement

    ………………………

    Il est à propos, me semble-t-il, de rappeler ici que mes commentaires de ces œuvres d’art que sont les contes doivent quasi tout à Jung, même si, dans mon livre sur les contes merveilleux, je m’oppose à lui sur le point du mal radical.

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